Thassos
La Grèce vue par Cavafy
Constantin Cavafy, (1863 - 1933) |
" Honneur à ceux qui toute leur vie s'assignent comme tâche la défense des Thermopyles ! Ne s'écartant jamais du devoir, équitables et justes en toute chose, mais aussi indulgents et pitoyables, généreux quand ils sont riches, quand ils sont pauvres généreux aussi dans la mesure de leur ressources et secourant autrui autant qu'ils peuvent, véridiques, mais sans haine contre ceux qui mentent. Et plus que jamais dignes de louanges s'ils se rendent compte (et il le font parfois) qu'Ephialte va paraître et que les Mèdes auront le dessus. "
Constantin Cavafy, Les Thermopyles
Trad. Marguerite Yourcenar, Gallimard, 1978
Trad. Marguerite Yourcenar, Gallimard, 1978
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La Grèce vue par Chateaubriand
La Schiava Bianca" - Ernest Normand (Londres 1857-1923) vers 1894 |
"J'étais là sur les frontières de l'Antiquité grecque, et aux confins de l'Antiquité latine. Pythagore, Alcibiade, Scipion, César, Pompée, Cicéron, Auguste, Horace, Virgile, avaient traversé cette mer. Quelles fortunes diverses tous ces personnages célèbres ne livrèrent-ils point à l'inconstance de ces mêmes flots ! Et moi, voyageur obscur, passant sur la trace éffacée des vaisseaux qui portèrent les grands hommes de la Grèce et de l'Italie, j'allais chercher les Muses dans leur patrie ; mais je ne suis pas Virgile, et les dieux n'habitent plus l'Olympe.
Les voyageurs qui se contentent de parcourir l'Europe civilisée sont bien heureux : ils ne s'enfoncent point dans ces pays jadis célèbres, où le coeur est flétri à chaque pas, où des ruines vivantes détournent à chaque instant votre attention des ruines de marbre et de pierre. En vain, dans la Grèce, on veut se livrer aux illusions : la triste vérité vous poursuit. Des loges de boue desséchée, plus propres à servir de retraite à des animaux qu'à des hommes ; des femmes et des enfants en haillons, fuyant à l'approche de l'étranger et du janissaire ; les chèvres même effrayées, se dispersant dans la montagne, et les chiens restants seuls pour vous recevoir avec les hurlements : voilà le spectacle qui vous arrche au charme des souvenirs.
Le Péloponèse est désert : depuis la guerre des Russes, le joug des Turcs s'est appesanti sur les Moraïtes ; les Albanais ont massacré une partie de la population. On ne voit que des villages détruits par le fer et par le feu : dans les villes, comme à Mistra, des faubourgs entiers sont abandonnés ; j'ai fait souvent quinze lieues dans les campagnes sans rencontrer une seule habitation. De criantes avanies, des outrages de toutes les espèces achèvent de détruire de toutes parts l'argriculture et la vie ; chasser un paysan grec de sa cabane, s'emparer de sa femme et de ses enfants, le tuer sous le plus léger prétexte, est un jeu pour le moindre aga du plus petit village. Parvenu au dernier degré du malheur, le Moraïte s'arrache de son pays, et va chercher en Asie un sort moins rigoureux. Vain espoir ! il ne peut fuir sa destinée : il retrouve des cadis et des pachas jusque dans les sables du Jourdain et dans les déserts de Palmyre !
L'Attique, avec un peu moins de misère, n'offre pas moins de servitude. Athènes est sous la protection immédiate du chef des eunuques noirs du Sérail. Un disdar, ou commandant représente le monstre protecteur auprès du peuple de Solon. Ce disdar habite la citadelle remplie de chefs-d'oeuvre de Phidias et d'Ictinus, sans demander quel peuple a laissé ces débris, sans daigner sortir de la masure qu'il s'y est bâtie sous les ruines des monuments de Périclès : quelquefois seulement le tyran automate se traîne à la porte de sa tanière ; assis les jambes croisées sur un sale tapis, tandis que la fumée de sa pipe monte à travers les colonnes du temple de Minerve, il promène stupidement ses regards sur les rives de Salamine et sur la mer d'Epidaure. "
Les voyageurs qui se contentent de parcourir l'Europe civilisée sont bien heureux : ils ne s'enfoncent point dans ces pays jadis célèbres, où le coeur est flétri à chaque pas, où des ruines vivantes détournent à chaque instant votre attention des ruines de marbre et de pierre. En vain, dans la Grèce, on veut se livrer aux illusions : la triste vérité vous poursuit. Des loges de boue desséchée, plus propres à servir de retraite à des animaux qu'à des hommes ; des femmes et des enfants en haillons, fuyant à l'approche de l'étranger et du janissaire ; les chèvres même effrayées, se dispersant dans la montagne, et les chiens restants seuls pour vous recevoir avec les hurlements : voilà le spectacle qui vous arrche au charme des souvenirs.
Le Péloponèse est désert : depuis la guerre des Russes, le joug des Turcs s'est appesanti sur les Moraïtes ; les Albanais ont massacré une partie de la population. On ne voit que des villages détruits par le fer et par le feu : dans les villes, comme à Mistra, des faubourgs entiers sont abandonnés ; j'ai fait souvent quinze lieues dans les campagnes sans rencontrer une seule habitation. De criantes avanies, des outrages de toutes les espèces achèvent de détruire de toutes parts l'argriculture et la vie ; chasser un paysan grec de sa cabane, s'emparer de sa femme et de ses enfants, le tuer sous le plus léger prétexte, est un jeu pour le moindre aga du plus petit village. Parvenu au dernier degré du malheur, le Moraïte s'arrache de son pays, et va chercher en Asie un sort moins rigoureux. Vain espoir ! il ne peut fuir sa destinée : il retrouve des cadis et des pachas jusque dans les sables du Jourdain et dans les déserts de Palmyre !
L'Attique, avec un peu moins de misère, n'offre pas moins de servitude. Athènes est sous la protection immédiate du chef des eunuques noirs du Sérail. Un disdar, ou commandant représente le monstre protecteur auprès du peuple de Solon. Ce disdar habite la citadelle remplie de chefs-d'oeuvre de Phidias et d'Ictinus, sans demander quel peuple a laissé ces débris, sans daigner sortir de la masure qu'il s'y est bâtie sous les ruines des monuments de Périclès : quelquefois seulement le tyran automate se traîne à la porte de sa tanière ; assis les jambes croisées sur un sale tapis, tandis que la fumée de sa pipe monte à travers les colonnes du temple de Minerve, il promène stupidement ses regards sur les rives de Salamine et sur la mer d'Epidaure. "
Chateaubriand, Itinéraires de Paris à Jérusalèm
Paris 1811
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